Demeure en Moi

Quelques réflexions sur le pardon

4 Septembre 2016 , Rédigé par Evêque Marc Publié dans #Lectures, #Le pardon, #Spiritualité

Quelques réflexions sur le pardon

Ceci dit, il y a bien sûr des cas où la souffrance que me procurent les autres est due à une véritable faute de leur part. L'attitude à mettre en œuvre à leur égard n'est plus seulement cette souplesse et cette compréhension dans l'acceptation des diffé­rences dont nous venons de traiter, elle est celle, plus exigeante et difficile, du pardon.

La culture moderne (voir le cinéma par exemple) ne fait pas toujours grand-chose pour valoriser le pardon, et plus souvent légitime la ran­cune et la vengeance. Mais est-ce ainsi que le mal diminuera dans le monde? Il faut réaffirmer très fort que la seule voie pour atténuer la souffrance qui pèse sur l'humanité est celle du pardon.

« L'Eglise, en annonçant le pardon et l'amour pour les ennemis, est consciente d'introduire dans le patrimoine spirituel de l'entière humanité une façon nouvelle de se rapporter aux autres; une façon certes laborieuse, mais riche en espérance. Pour ce faire, elle sait pouvoir compter sur l'aide du Seigneur qui jamais n'abandonne celui qui fait appel à lui dans les moments de difficulté."La cha­rité ne tient pas compte du mal " (1 Co 13, 5). Dans cette expression de la première lettre aux Corinthiens, l'apôtre Paul rappelle que le pardon est une des formes les plus élevées de l'exercice de la charité »[1].

Nous ne voulons pas ici traiter de cette ques­tion du pardon, qui est fondamentale mais com­plexe. Notre propos est simplement de redire que si nous ne comprenons pas l'importance du par­don et ne l'intégrons pas dans nos relations avec les autres, nous n'arriverons jamais à la liberté inté­rieure et serons toujours prisonniers de nos ran­cunes.

Quand nous refusons de pardonner à cause d'un mal dont nous avons été victimes, nous ne faisons qu'ajouter un mal à un autre mal, et nous ne résolvons rien du tout. Nous augmentons la quantité de mal qu'il y a dans le monde, et il y en a déjà suffisamment comme ça. Ne soyons pas com­plices de la propagation du mal. Comme nous le demande saint Paul, «ne nous laissons pas vaincre par le mal, mais soyons vainqueurs du mal par le bien »[2].

Nous allons maintenant faire quelques remarques dans le but de lever certains obstacles qui rendent le pardon difficile ou impossible.

Pardonner, ce n'est pas cautionner un mal

Ce qui fait que le pardon est parfois si difficile, c'est que nous pensons de manière plus ou moins consciente que pardonner à telle personne qui nous a fait souffrir reviendrait à faire comme si elle n'avait rien fait de mal; ce serait appeler «bien» un mal, cautionner une injustice et cela on ne peut pas l'accepter.

Mais pardonner, ce n'est pas admettre un mal, ou prétendre juste ce qui ne l'est pas. Cela serait évidemment inacceptable : il y a une vérité qui ne peut pas être bafouée. Pardonner signifie cela: cette personne m'a fait du mal, mais pourtant je ne veux pas la condamner, l'identifier avec sa faute, ni faire justice par moi-même. Je laisse à Dieu, le seul qui «sonde les reins et les cœurs»[3] et qui« juge avec justice »[4] le soin de peser ses actes et de faire jus­tice, je ne veux pas me charger moi-même de cette tâche trop difficile et délicate qui n'appartient qu'à Dieu. De plus, je ne veux pas enfermer celui qui me blesse dans un jugement définitif et sans appel, mais je garde sur lui un regard d'espérance, je crois que quelque chose peut évoluer et changer en lui, je continue à vouloir le bien de cette personne. Et je crois aussi que, du mal qui m'a été fait, même s'il semble irrémédiable au plan humain, Dieu peut tirer un bien... On ne peut en fin de compte par­donner vraiment que parce que le Christ est ressuscité d'entre les morts, et que cette résurrection est la garantie que Dieu peut guérir tout mal.

Les liens de la rancune

Nous devons aussi réaliser que, quand nous pardonnons à quelqu'un, si nous faisons en un sens du bien à cette personne (en lui remettant une dette), nous nous faisons surtout du bien à nous-mêmes: nous retrouvons une liberté que la ran­cune, le ressentiment risquaient de nous faire perdre.

Notre liberté peut parfois être aliénée par des liens affectifs trop forts, par une dépendance envers une personne que nous aimons trop (et mal), qui nous devient indispensable au point de nous faire perdre une partie de notre autonomie. Mais, autant que la dépendance affective, le refus de pardonner nous ligote à la personne à laquelle nous en voulons, et aliène notre liberté. On est autant dépendant des personnes qu'on déteste que de celles qu'on aime de manière exagérée. Quand nous entretenons de la rancune envers une per­sonne, nous ne cessons de penser à elle, nous sommes habités de sentiments négatifs qui pren­nent une grande partie de notre énergie, il y a un «investissement» dans la relation qui ne nous laisse pas disponibles psychologiquement et spiri­tuellement pour vivre ce que nous avons à vivre par ailleurs. La rancune atteint les forces vives de la personne chez qui elle demeure et lui fait beau­coup de tort. Quand quelqu'un nous a fait souffrir, notre tendance spontanée est de garder soigneuse­ment par devers nous le souvenir du mal subi, comme une « facture » à brandir au moment voulu, pour exiger des comptes, et faire payer à l'autre ce qu'il nous doit. Ce que nous ne réalisons pas, c'est que ces factures accumulées finissent par empoi­sonner notre propre vie. Il est plus sage de remettre toute dette, comme y invite l'Evangile. En retour tout nous sera remis, et notre cœur sera libre.

Nous avons tous expérimenté aussi que le fait d'entretenir un ressentiment envers une personne nous fait perdre notre objectivité vis-à-vis de celle-ci. Nous la voyons tout en noir, et nous cessons complètement d'être ouverts à ce qu'elle pourrait nous apporter de positif malgré ce qui en elle nous fait souffrir.

La mesure dont vous mesurez servira pour vous

Un des passages les plus beaux de l'Evangile sur l'invitation à pardonner est la péricope de Luc 6, 27-38. Il vaut la peine d'en relire une partie, car c'est un texte fondamental qui doit nous guider dans notre attitude vis-à-vis des autres.

« Aimez vos ennemis, faites du bien et prêtez sans rien attendre en retour. Votre récompense alors sera grande, et vous serez les fils du Très-Haut, car il est bon, lui, pour les ingrats et les méchants. Montrez-vous compa­tissants comme votre Père est compatissant. Ne jugez pas, et vous ne serez pas jugés; ne condamnez pas et vous ne serez pas condamnés; remettez et il vous sera remis. Donnez et l'on vous donnera; c'est une bonne mesure, tassée, secouée, débordante qu'on versera dans votre sein; car de la mesure dont vous mesurez on mesurera pour vous en retour. »

Ces paroles sont très exigeantes, mais nous devons comprendre cette exigence comme un «cadeau» magnifique que Dieu veut nous faire. Dieu donne ce qu'il ordonne, ce texte contient donc en filigrane la promesse que Dieu peut transformer notre cœur au point de nous rendre capables d'ai­mer d'un amour aussi pur, aussi gratuit, aussi désintéressé que le sien. Dieu veut nous donner de pardonner comme lui seul en est capable, et ainsi nous rendre semblables à lui, car Dieu n'est jamais autant Dieu que lorsqu'il pardonne.

On pourrait dire que tout le mystère de la rédemption dans le Christ, par son incarnation, sa mort et sa résurrection, consiste dans ce mer­veilleux échange: dans le cœur du Christ Dieu nous a aimés humainement, mais en vue de rendre nos cœurs d'hommes aptes à aimer divinement. Dieu s'est fait homme pour que l'homme devienne Dieu, c'est-à-dire aime comme seul Dieu est capable d'aimer, avec la pureté, l'intensité, la force, la tendresse, la patience inlassable propres à l'amour divin[5] 

C'est une extraordinaire espérance et une grande consolation de savoir que, en vertu du travail de la grâce divine en nous (si nous y res­tons ouverts en persévérant dans la foi, la prière, les sacrements), l'Esprit Saint transformera et dila­tera nos cœurs au point de les rendre un jour capables d'aimer comme Dieu aime.

Remarquons que la conclusion du passage d'évangile cité plus haut contient une des lois fon­damentales de la vie spirituelle (et de la vie humaine tout court!):«La mesure dont vous vous servez envers les autres servira aussi pour vous. » Une interprétation superficielle serait la suivante : Dieu récompensera largement ceux qui sont généreux dans l'amour et le pardon, et récompensera chiche­ment ceux dont l'attitude envers le prochain est mesquine. Mais ce verset a un sens plus profond que celui d'une punition ou d'une récompense de la part de Dieu en fonction de nos attitudes.

De fait Dieu ne punit pas, c'est l'homme qui se punit lui-même. Ce verset énonce simplement une «loi» immanente à l'existence humaine: celui qui refuse de pardonner, qui refuse d'aimer, sera tôt ou tard lui-même la malheureuse victime de son manque d'amour. Le mal que nous faisons ou voulons aux •uitres finira toujours par se retourner contre nous. Celui qui a une attitude de cœur étroite envers le prochain sera lui-même victime de cette étroitesse. enfermant l'autre dans un jugement, un mépris, un rejet, une rancune, je m'emprisonne moi-même dans un filet qui me fera suffoquer. Les aspirations les plus profondes que je porte, à l'absolu, à l'in­fini, se heurteront à des barrières infranchissables et ne verront pas leur réalisation ; par le manque de miséricorde envers autrui je m'enferme dans un monde étroit, un monde de calculs et d'intérêts, dans lequel moi-même j'étoufferai. Il suffit d'un peu de lucidité et de réalisme pour constater cette loi et son caractère implacable : « Tu ne sortiras pas de là sans avoir payé jusqu'au dernier centime »[6].

Le pardon nous fait sortir de cette malédiction : par la remise de toute dette qu'il signifie, il rend de nouveau possible une relation à l'autre basée sur la gratuité, ce qui est indispensable pour qu'existe l'amour authentique, dont aucun de nous ne peut se passer pour vivre véritablement.

Quand nous sommes «à l'étroit» dans notre cœur, bien souvent il n'y a pas d'autre raison à chercher que la suivante: c'est que notre cœur est étroit dans ses dispositions envers le prochain, et se refuse à aimer et à pardonner avec générosité. ( La générosité dans l'amour et le pardon, la bien­veillance dans le jugement, la miséricorde, font au contraire de nous les «fils du très-Haut», et nous font naviguer dans un univers de gratuité, dans les océans illimités de l'amour et de la vie divine, où les aspirations les plus profondes de notre propre cœur seront un jour assouvies. Si tu aimes ton pro­chain, nous dit Isaïe, « alors ta lumière éclatera comme l'aurore, ta blessure se guérira ravidement... tu seras comme un jardin bien irrigué, une source jaillissante dont les eaux ne tarissent pas »6.

Le bienfait à tirer des fautes des autres

Dans ce domaine des fautes et imperfections de nos proches, comme à propos des autres contrarié­tés, il est bon de réaliser qu'il « n'y a pas que du mal dans le mal » : les comportements discutables de ceux qui nous entourent et qui sont cause de souffrances pour nous, n'ont pas que du négatif, ils présentent même des avantages certains !

Nous avons une tendance fortement enracinée à rechercher dans la relation à l'autre ce qui peut combler nos manques, les manques de notre enfance particulièrement. Les imperfections des autres, les déceptions qu'ils nous causent, nous obligent à nous efforcer de les aimer d'un amour véritable, à établir avec eux une relation qui ne reste pas enfermée dans la recherche inconsciente de satisfaction de nos propres besoins, mais tend à devenir pure et désintéressée comme l'amour divin lui-même : « Soyez parfaits comme votre Père du Ciel est parfait » 7.

Elles nous aident aussi à ne pas attendre d'eux un bonheur, une plénitude, un accomplissement que nous ne pouvons trouver qu'en Dieu, et nous invitent donc à nous « enraciner » en lui. C'est par­fois grâce à une déception dans la relation avec quelqu'un dont nous attendions beaucoup (sans doute trop...) que nous apprenons à nous enfoncer dans la prière, dans la relation avec Dieu, et à attendre de lui cette plénitude, cette paix et cette sécurité que seul son amour infini peut nous garantir. Les déceptions dans la relation à l'autre nous font passer d'un amour « idolâtrique » (un amour qui attend trop) à un amour réaliste, libre et donc finalement heureux. L'amour romantique sera toujours menacé de déceptions, la charité jamais, puisqu'elle « ne cherche pas son intérêt »8.

 

Extrait de "La liberté intérieure"

Jacques Philippe

 

[1]Message pour le Carême du 9 février 2001, Jean-Paul II.

[2]Rm 12, 21.

[3]Ap 2, 23.

[4]1 P 2, 23.

[5]Citons ce beau texte de saint Jean de la Croix sur les « qualités » de l'amour divin, telles que l'âme peut en faire l'ex­périence quand elle est transformée en amour et unie à Dieu : « Parce que, quand quelqu'un aime un autre ou lui fait du bien, il lui fait du bien et l'aime selon sa condition et selon les pro­priétés qu'il a en soi. Et ainsi ton Époux étant en toi te départit ses grâces selon ce qu'il est. C'est pourquoi étant tout- puis­sant, Il te fait du bien et t'aime avec toute-puissance; étant sage, tu sens qu'il t'aime et te fait du bien avec sagesse ; étant infiniment bon, tu sens qu'il t'aime avec bonté ; étant saint, tu sens qu'il t'aime et te fait des grâces avec sainteté ; étant juste, tu sens qu'il t'aime et te fait justement du bien ; étant miséri­cordieux, pitoyable et clément, tu sens sa miséricorde, sa pitié et sa clémence; étant puissant, élevé et délicat, tu sens qu'il t'aime d'un amour puissant, élevé et délicat; comme il est net et pur, tu sens qu'il t'aime avec pureté et netteté; et comme II est véritable, tu sens qu'il t'aime vraiment; étant libéral, tu reconnais qu'il t'aime et te départit ses grâces avec libéralité, sans aucun intérêt, mais seulement pour te faire du bien; et comme II est la vertu de la souveraine humilité, Il t'aime avec une souveraine humilité et avec une souveraine estime pour toi, en te rendant égale à Soi, Se découvrant Lui-même à toi, avec allégresse, par le moyen de toutes ses connaissances, avec son visage plein de grâces, te déclarant en cette union, non sans grande jubilation de ta part: Je suis à toi et pour toi. Je prends plaisir d'être ce que Je suis, afin d'être à toi et de Me donner à toi. » Vive Flamme, couplet 3, vers 1.

[6]Mt 5, 25.

[7]Mt 5, 48.

[8]1 Co 13,5.

 

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