L'Église Orthodoxe Celtique
Rencontre avec le Mgr Marc (Scheerens)
Le monastère Sainte-Présence, centre spirituel de l'Église orthodoxe celtique en France, a été fondé par Mgr Tugdual, restaurateur de cette Eglise dont Mgr Marc est le nouveau primat. Celui-ci a embrassé la vie monastique il y a une quarantaine d'années et expérimente depuis la vie en communauté, mais d'autres missions l'amènent à côtoyer le monde au quotidien. Comment conjuguer une vie de moine, tournée vers la solitude et le silence, avec une vie quotidienne pleine d'obligations ? Comment expérimenter l'intériorité tout en offrant son ouverture au monde ? Comment vivre seul tout en restant relié aux autres ? Des questions auxquelles Mgr Marc tente de répondre concrètement chaque jour.
Qu'est-ce qui vous a poussé à devenir moine ?
Je n'avais jamais éprouvé l'ombre d'une vocation monastique ou même ecclésiale avant de devenir moine. J'étais à dix mille lieues de tout cela. Je m'étais intéressé au celtisme, au druidisme, à l'ésotérisme, à la vie spirituelle, au cycle arthurien, à la Matière de Bretagne... mais aussi aux lectures sur d'autres traditions.
J'étais alors en recherche, comme beaucoup d'autres. C'est la rencontre avec Paul de Fournier de Brescia en 1973,devenu ensuite l'évêque Maël,qui m'a conduit sur la voie de l'engagement monastique. Suite à la révélation qu'il a reçue lors d'une retraite, de fonder une communauté, il s'est laissé guider et, quatre ans plus tard, une vingtaine de jeunes gens en recherche se sont regroupés à Montpellier pour fonder une communauté.
J'avais lu Lanza del Vasto et Gandhi, et je vivais profon-dément en moi ce désir de changer de vie. Cela a été une révolution. Par la redécouverte du Christ, et poussé par l'esprit de saint François d'Assise, j'ai retrouvé la foi chrétienne que j'avais laissée de côté. J'ai aussi rencontré l'orthodoxie,avec la lecture d'ouvrages inspirants tels que les Récits d'un pèlerin russe ou la Petite Philocalie. mais aussi la rencontre avec un prêtre qui a su témoigner de sa foi orthodoxe sans prosélytisme. Ce fut une réponse forte à ma quête de vie intérieure.
Comment avez-vous vécu les débuts de cette vie en communauté ?
Pour moi, cela a été un peu particulier, car j'ai élevé ma fille durant quatre années un peu à part de la communauté. Les engagements se précisant, nous sommes vite passés de vingt à seulement trois ou quatre « pèlerins » dans cette aventure. Nous nous retirions dans la montagne, dans une grotte de Saint-Guilhcm-le-Désert,dans l'Hérault, pour affiner notre vocation. C'est là que nous avons prononcé nos vœux. Nous n'étions alors dans aucune Église. Nous avions choisi un retour au christianisme avec une sensibilité orthodoxe.
Nous marchions pieds nus et portions l'habit de saint François. Paul a été ensuite été reçu dans l'Église orthodoxe celtique, dans laquelle nous sommes aujourd'hui.
Comment êtes-vous passé de la vie en communauté au monachisme ?
Mystérieusement, c'est à travers l'expérience de cette vie communautaire que j'ai été appelé à m'engager dans le monachisme. Je sentais que la vie communautaire permettait de vivre une vie spirituelle avec les autres, et non seulement une quête spirituelle personnelle, chez soi. Il y a quelque chose de radical dans la vie monastique : on se remet dans les mains de Dieu, parce que l'on croit que Dieu est amour, providence, et que sa grâce nous accompagne à chaque instant.
La règle que nous nous donnons nous apprend à sortir de noue égocentrisme. Lorsque nous acceptons une vie en Christ, nous nous décentrons de nous-même pour nous centrer sur le Christ. Cela modifie notre relation avec nous-même, mais aussi avec les autres. Je n'interprète plus ma relation avec les autres à partir de moi-même, mais à partir d'une source, que je qualifie comme étant présence, providence, amour...
C'est parce que le Christ est au milieu de nous, qu'il devient le centre, le soleil, et non en se considérant comme le centre de tout. Cette désappropriation de soi permet de changer ses comportements et d'expérimenter peu à peu le don de soi et la gratuité. C'est l'amour qui nous fait entrer progressivement dans ses lois.
Quatre années plus tard, nous avons été conduits à nous installer en Bretagne. C'est là que la vraie vie en communauté a commencé. Nous avons pris racine sur l'emplacement d'un ancien ermitage que nous avons relevé. Le terrain que l'on nous avait donné était le lieu où saint Tugdual avait vécu, et où il a médité les cahiers que l'on va découvrir beaucoup plus tard, avec toute une spiritualité chrétienne celtique.
Comment s'est fait le passage entre le monde et la clôture?
Cela ne s'est pas fait d'un coup. Les années à Montpellier où je m'occupais de ma fille m'ont permis de me préparer. Par contre, faire le choix de laisser ma fille pour m'engager dans la vie monastique a été un moment très difficile. Sentir qu'il faut obéir à un appel intérieur, alors que tout son être, le côté humain, dit « non », c'est vraiment douloureux. Cela a été une petite mort pour moi, mais je savais dans mon cœur que c'était juste, et j'ai suivi. Aujourd'hui, ma fille et moi, nous avons une belle relation affective et spirituelle. C'est un magnifique témoignage de foi en la divine providence.
Que signifie précisément la clôture ?
La clôture est un espace qui protège l'intériorité à laquelle on se dispose. La clôture est nécessaire parce qu'elle m'isole du monde, même si, de par ma vocation pastorale, je me déplace souvent dans le monde. Comment le dit saint Jean : « Nous sommes dans la monde, mais pas du monde. »
De même que la clôture, l'habit me protège. Monseigneur Maël avait l'habitude de dire : « L'habit ne fait pas le moine, mais il aide à ne pas le défaire. » La clôture, qui est un endroit où peu de gens entrent, est considérée comme sacrée et va nous permettre de préserver cette intériorité que nous ne voulons pas mettre en péril.
Lorsque nous recevons des personnes en écoute spirituelle, quand nous visitons des malades ou que nous nous déplaçons pour donner des conférences, nous avons besoin d'être bien enracinés dans notre intériorité, d'être profondément enracinés en Christ. La clôture rend cela possible.
La clôture ce n'est pas « quatre murs », c'est aussi, à l'intérieur de cet espace, la prière monastique qui ponctue notre vie et nous maintient dans cette intériorité. La clôture représente également la règle de la vie communautaire ; nous ne sommes propriétaires de rien, nous partageons tout, et nous menons une vie simple. Une vie simple, c'est-à-dire une nourriture simple, des vêtements simples, un mobilier simple, un décor simple...
Tout est donné pour se détacher et aller à l'essentiel. C'est grâce à cela que, lorsque nous allons dans le monde, nous avons la force de ne pas nous disperser, de ne pas nous faire manger par le monde.
Comment comprendre cette phrase de Dostoïevski, je crois, qui parie de « l'ermite isolé du monde, mais relié à tous les hommes » ?
La vie communautaire, c'est apprendre à se dépouiller, mais de quoi ? De ses passions et de son egocentrisme. Dans le monde on défend des intérêts, on défend des points de vue, on défend des systèmes, on est toujours sur le qui-vive. On appartient à des clans, familialement, ethniquement, nationalement, politiquement, philosophiquement et même religieusement.
Le moine, lui, son objectif est de se purifier de tout cela. Un homme qui est libéré de lui-même peut avoir des réponses beaucoup plus appropriées pour des personnes en demande de conseils, car il n'aura pas de parti pris. Toute intériorité conduit à l'essentiel.
À l'image d'une roue avec un moyeu central, qui peut représenter Dieu, plus on est proche du moyeu essen-tiel, plus on est proche des autres, et plus on s'en éloigne, plus on est éloigné des autres. On peut avoir une grande culture, être un grand intellectuel, mais si on se situe sur la partie périphérique de la roue, on n'aura pas les bonnes réponses, surtout pour les grandes questions existentielles qui nous touchent vraiment.
Quels sont les enseignements tirés de cette vie communautaire ?
Chez les Irlandais, il y avait trois formes de martyre le mot « martyre » n'est pas forcément à prendre au sens dramatique du terme. Il y avait le martyre rouge, le martyre vert et le martyre blanc.
Le martyre rouge, c'est mourir pour sa foi.
Le martyre vert, c'est quitter sa famille, son pays et ne plus jamais revenir. Les missionnaires qui partaient ainsi vivaient à la lettre ce précepte du Christ : « Quitte ton père et ta mère... et suis moi ! »
Le martyre blanc c'est la sanctification au sens spirituel, c'est l'ascèse, le jeûne, l'obéissance, le renoncement à soi. Quand on a compris que cette ascèse-là, dans toute sa grandeur, conduit à la vraie liberté et au véritable épanouissement de soi, alors on parvient à l'accepter.
Dans la vie monastique, nous passons par des moments difficiles, des renoncements affectifs, des sacrifices, ne pas faire ce que l'on veut, quand on veut, comme on veut. Nous devons aussi nous confronter au caractère des autres.
Malgré tout, j'ai toujours eu le sentiment que ce choix de vie me correspondait vraiment, au plus profond de moi-même pas seulement dans une réponse à l'appel de Dieu, mais vraiment là où je devais être. Plus le temps passe, plus je me rends compte que j'ai eu une chance inouïe d'avoir répondu « oui » à cet appel.
Peut-on concevoir cette notion de communauté de façon plus large ?
La communauté, ce sont les frères. Nous sommes quatre aujourd'hui, mais, quel que soit le nombre, cela est très exigeant. Il y a aussi la communauté des moniales, qui vivent à proximité de nous et avec I lesquelles nous partageons les offices au quotidien et les renoncements. Leur monde féminin et le nôtre sont vraiment différents, mais nous apprenons à vivre ces différences comme des complémentarités dans la vie de l'Église.
Vient ensuite le cercle de la paroisse, les gens de l'extérieur que nous retrouvons dans les acti-vités partagées, la préparation des liturgies et les fêtes. La vie en communauté, à différents niveaux, est un passage incontournable dans la progression spirituelle.
Le chrétien a une relation unique avec Dieu, et en même temps cette relation avec Dieu ne peut pas se faire sans la relation avec les autres. Il n'y a pas de vie spirituelle sans relation avec son prochain. Cela est impossible.
Avec l'autre, on voit ce que l'on est capable de vivre, comment on accepte ses réactions, ses modes de fonctionnement, ses fragilités. La vie en communauté, c'est découvrir combien nous sommes fragiles et combien nous avons besoin de la grâce de Dieu.
La vie communautaire, c'est, comme le dit Dietrich Bonhoeffer, un pasteur protestant mort dans les camps nazis. «apprendre à porter la croix des autres» au sens où l'amour nous conduit à nous porter les uns les autres naturellement.
Dans la vie communautaire, on découvre vraiment le mystère même de la vie. Tout, | autour de nous dans le cosmos, est en harmonie, tout est en osmose, tout est en recherche d'équilibre. Dans la vie communautaire, c'est la même loi.
Comment sommes-nous reliés par-delà les temps et les règnes ?
Dans le monde monastique, l'œcuménisme est une réalité. En tant que moines, nous sommes frères et sœurs de tous les hommes, tout d'abord de ceux qui ont comme nous, choisi la vie monastique. Un vrai moine est forcément frère de tous les hommes, parce qu'il est dégagé des passions qui séparent les hommes, mais au-delà il est frère de toute la création, comme saint François l'a si bien chanté dans son Cantique des créatures.
Je ne considère pas une fourmi comme plus grande ou plus petite que moi, je la considère comme une créature de Dieu, dans laquelle Dieu a mis quelque chose d'extraordinaire de sa vie. Il ne s'agit pas de nous comparer.
Nous avons des rôles complètement différents, mais je sais qu'en tant qu'homme j'ai un pouvoir terrible sur cette fourmi. En tant qu'homme, j'ai aussi cette conscience spirituelle qui m'a été donnée de me sentir uni à toute la création. Je suis persuadé que tous ces hommes, nos pères celtes, saint François et, plus proche de nous, saint Tugdual, ont eu la même vision. La différence c'est que nous, aujourd'hui, nous sommes sacrement ramollis.
Nous sommes majoritairement citadins et notre mode de vie nous a coupés de la vie de la terre. Nous ne pouvons pas avoir une vie en Christ sans retrouver cette dimension cosmique. C'est la réalité de la vie spirituelle ; on ne peut pas être relié à Dieu sans être relié aux hommes, sans être relié au monde du vivant.
Une de nos prières dit : « Fais que je sois un avec mes frères, et que dans cette unité en Toi nous soyons un avec Ta création et chacune de Tes créatures ! » La vie qui m'entoure ici au monastère fait partie de ma chair. Les chats que nous avons ne sont pas considérés comme des chats domestiqués, mais comme des frères animaux avec lesquels nous devons apprendre à nous comporter, sans pour autant perdre notre place et notre responsabilité.
Aimer chaque créature sans avoir d'intérêt à l'aimer ! C'est certes plus simple avec mon chat qu'avec un serpent. La vie communautaire c'est tout cela, dans cette progression : Dieu, hommes, animaux, et même les plantes et les pierres.
Que signifie être «membre» du corps du Christ ?
Notre saint père Tugdual disait que l'ensemble du vivant, la création tout entière, appartient au corps du Christ. J'ai une sensibilité particulière à la nature depuis mon enfance, et je me souviens du film Soleil Vert, qui, dans les années 70, m'a bouleversé. C'était comme si ma conscience s'était soudain ouverte sur ce que la terre était en train de vivre. Je n'ai plus été pareil à partir de ce moment-là.
J'étais déjà moine, mais la perspective chrétienne s'est soudain élargie à cette dimension cosmique et à la souffrance de l'ensemble du vivant. La question de l'écologie a pris alors une place prépon-dérante pour nous, et nous avons vécu cette dimension de fraternité cosmique, déjà présente dans la tradition orthodoxe, comme une évidence.
Vous êtes moines, vous vivez déjà en clôture, et pourtant vous partez encore faire des retraites. Pour quelles raisons ?
Nous avons fait des retraites dans des monastères, notamment celui de Saint-Antoine, en Egypte, et nous sommes naturellement appelés à aller à la rencontre d'autres chrétiens.
Nous nous retirons également régulièrement en montagne, soit dans les Cévennes, soit dans les Pyrénées, avec les sœurs aussi, pour des retraites spécifiques.
Dans ce cas, nous passons une dizaine de jours ensemble, entre prière, enseignements et randonnée, pour approfondir notre vie spirituelle et prendre des « vacances », c'est-à-dire changer de rythme, casser les habitudes, laisser la place au vide, tout en conservant la règle monastique habituelle...Cela nous a toujours beaucoup apporté.
Vous arrive-t-il d'être seul, tout seul ?
Oui, notamment dans notre ermitage au fond du bois proche du monastère. Nous avons besoin d'un temps de retrait, de repos, de silence, de méditation. Parfois aussi dans « notre » grotte dans la montagne, là où nous avons prononcé nos vœux. Ces retraites nous permettent de vivre de façon encore plus dépouillée que dans la vie communautaire. Il n'y a rien. Nous sommes dans la nature, le silence et la prière.
Dietrich Bonhoeffer dit que « le signe distinctif de la solitude est le silence comme la parole est le caractère propre de la communauté. Silence et parole sont dans le même rapport interne que solitude et communauté. L'un ne va pas sans l'autre. La parole juste vient du silence, et le juste silence vient de la parole*. »
Nous avons une autre forme de retraite qui fait partie de notre spiritualité, c'est celle des pèlerinages à pied. Plusieurs d'entre nous ont effectué ces pèlerinages, parfois deux par deux à la façon des disciples du Christ ou des premiers franciscains, pieds nus, sans sandales, sans bagages, sans argent... rien, si ce n'est un peigne pour ne pas avoir l'air pas trop repoussant !
Nous partions comme de vrais pauvres. Nous sommes ainsi allés à Assise, avec les jeunes à Saint-Jacques, une autre fois en Irlande, complètement abandonnés à la Provi-dence. Moi-même, j'ai fait un pèlerinage jusqu'à Sainte-Geneviève de Paris, 420 km totalement à pied.
Nous avons toujours eu la certitude que le cœur de notre vie spirituelle se trouvait là : dans l'expérience de l'abandon à Dieu, dans l'absence de sécurité, dans la confiance en la Providence, quand nous ne savons pas quand nous allons manger et où nous allons dormir.
Cette expérience d'abandon majeur constitue le cœur de notre vie spirituelle.
Propos recueillis par Christine Kristof Lardet de la revue Sources
* De la vie communautaire, éditions du Cerf. 2007.
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